jeudi 9 décembre 2010

Family

Lorsqu'il s'agit de parler de la musique de Family et de dire que, vraiment, c'est vachement bien, on est confronté à un problème massif: l'apparente bancalité de ces chansons. De prime abord, on croit entendre un groupe qui n'a pas digéré les années 80 dans ce qu'elles ont de plus faiblard. Ce qui peut agresser certaines oreilles. En vérité, il faut du temps pour se faire à ce son anachronique de naissance (l'album date de 1993), même s’il faut bien se rendre à l'évidence que, n'est-ce pas, on n'a plus le temps de rien.


Alors ne tergiversons pas, et prenons le problème de face: le son de Family pourra sembler dégueulasse à d'aucuns. Mais voilà, Family est un groupe espagnol (catalogué dans le sonido Donosti, ¿te acuerdas ?), et souvent l’art espagnol a une sorte de goût, d'attirance pour la laideur. Picturalement par exemple, les plus grands peintres espagnols ont su trouver en elle une esthétique propre, autre, plus puissante peut-être que celle de la beauté. Une manière de réinventer le monde en le retournant, un carnaval permanent. La question du beau et du laid peut-elle dès lors être décemment posée si l'on se penche sur la musique espagnole? J'ai bien envie de répondre que non, parce que ça m'arrange drôlement.


Family nous offre avec Un soplo en el corazón un album unique dans tous les sens du terme. Déjà parce que ce sera leur seul disque, et même que c'est une belle et courte histoire, que voici: les deux membres du groupe l'ont enregistré, après quoi ils ont estimé qu'ils avaient fait ce qu'ils avaient à faire, et s'en sont tenus là. Olé. Depuis lors, cet album est considéré par une frange conséquente de la population ibérique comme le meilleur album espagnol des années 90, voire plus. Ce qui en impose pas mal.


Un des aspects intéressants du son Family, c'est ses racines résolument anglaises, son goût pour les guitares aux sonorités claires. On a déjà évoqué l'aspect synthétique de leur musique, mais en vérité Family se montre capable de rattraper n'importe quelle partie de claviers par des guitares plus ou moins discrètes mais qui tiennent la baraque et permettent à la chanson de traverser les âges. Et quand, dans "En el rascacielos", ils décident de construire le morceau presque exclusivement sur la guitare, on se dit qu'on a là l'un des plus beaux morceaux de ce qu'a pu produire le rock européen des années 90, à la fois précis et vaporeux. On croirait entendre le récit d'un animal sauvage qui, libéré de sa cage, choisirait de ne pas s'enfuir tout de suite, mais de contempler d'abord un paysage vu trop souvent, mais de jouir cette fois de l’absence des barreaux. Ou quelque chose du même goût.


Ce qui déroute parfois avec Family, c'est le fossé entre une musique froide, une voix effacée et le chant en langue espagnole, qui pour nous autres bouseux s'apparente au pire à une ambiance de fiesta cruzcampo et castagnettes, au mieux au son flamenco. Et c'est sur cette torsion que Family construit certains des ses plus beaux moments. Souvent les sonorités évoquent une plage basque en hiver, avec un vent glacial qui transperce ; cette impression naît, à la réflexion, de la vision de l'unique photo officielle du groupe, précisément prise sur une plage en hiver. Et puis d'un coup arrivent des morceaux qui inversent totalement la tendance, et l'on se prend à rêver que l'on écoute "El buen vigía" en plein mois de juin, en faisant de la mobylette sur une route de campagne déserte. Et qu'on n'a pas à porter de casque.

C'est donc sur ce mouvement, sur cette impression d'avoir les pieds dans l'hiver et la tête en été, que s'édifie Un soplo en el corazón. Car c'est du désir de l'été que partent nombreuses chansons, en tête desquelles "El bello verano", où l'envie naît de revivre les histoires d'amour que l'on a pas su faire tenir, de tout pouvoir refaire. Dehors et dedans il fait froid, mais une basse nous envoie au Portugal, au vent chaud, au vin doux. Family travaille ce désir de mieux respirer, d'être davantage présent au monde, et ce sans perdre la conscience de la froideur de ce dernier, de sa tendance à mettre des bâtons dans les roues de ce voyage vers les rêves polaires, "un viaje infinito con esa tonta sensación de liberta "[1]. L'envie de refaire le monde à sa main, d'en redessiner les contours... "Y nuestra única intención es avanzar(...) donde miedos y temores se convierten en paisajes de infinitos abedules de hermosura incomparable donde siempre te querré"[2].

Un soplo en el corazón, un souffle au coeur, l'idée d'une respiration difficile. Et pourtant ce disque, son souffle, son coeur, ses inspirations, ses aspirations, ce bel ensemble forme une grande respiration, un sentiment de liberté qui fait la nique à ceux pour qui le beau c'est ça (voir fig. A), et rien que ça. Family est parvenu, en un album, à redessiner la carte de la musique pop, de l'harmonie apprise, des sons admis. On écoute deux âmes en mouvement, et c'est chouette.



P.S.: Un soplo en el corazón est donc l'unique album de Family, mais pour ceux qui en voudraient plus on peut trouver sur internet les maquettes de cet album (avec un inédit, "Sentimental"). Ça s'appelle Maqueta Plateada et ça peut faire la joie de qui aime le son un peu crade que produisaient au début des années 90 ceux qui avaient passé leurs années 80 à écouter de la cold-wave. Dans un domaine plus chaleureux, l'on trouvera aussi une compilation intitulée Un soplo en el corazón: Homenaje a Family, parue au début des années 2000, et dans laquelle la fine fleur du rock'n'pop espagnol reprend chaque morceau de l'album. Il y a à boire et à manger, mais quand c'est bon, c'est très bon.



[1] « un voyage infini avec cet idiot sentiment de liberté»
[2] « et notre unique intention est d’avancer (…) là où les peurs et les craintes se transforment en paysages de bouleaux infinis d’une beauté incomparable, là où je t’aimerai pour toujours » 

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